Philip Kerr

La mort, entre autres
Une enquête philosophique
Une douce flamme

La mort, entre autres

MD (mars 2009)

En un coup d'oeil


À mon avis

J'avais eu beaucoup de plaisir à lire au début des années 90 ce qu'on appelle aujourd'hui La Trilogie berlinoise: March Violets en 89, The Pale Criminal en 90 et A German Requiem en 91. Bernard Gunther hantait Berlin comme détective privé, et déjà son arme principale était le cynisme, pour parvenir à se faufiler entre les criminels, mais surtout à conserver sa tête et sa vie au milieu des féroces luttes de pouvoir qui caractérisaient le troisième Reich. Puis, Gunther est disparu de la scène, ce qui n'a pas empêché Philip Kerr (originaire d'Écosse) de publier un roman/année entre 1991 et 2006, dont le renommé A Philosophical Investigation, 1992, qui tourne autour de Wittgenstein. et était donc très populaire auprès des professeurs de philosophie à l'époque. Mais, Gunther nous revient en 2006 ; Kerr en publie trois en ligne : The One from the Other (2006) ou La Mort, entre autres; A Quiet Flame en 2008 et If the Dead Rise Not en 2009.

Je me souviens, disais-je, avoir beaucoup aimé les premiers Gunther, mais je ne sais plus très bien pourquoi : le personnage lui-même, sans doute, qui, en plus sérieux, me rappelait un peu le caporal Asch de H-H Kirst, grand magouilleur devant l'éternel, et l'immersion dans une Allemagne dévastée et déchirée par la guerre. La mort, entre autres se situe aussi en Allemagne en 1949, alors que le pays est contrôlé par les Russes, les Américains, les Français, les Anglais, la Patrouille internationale et, de loin, le Vatican (qui donne un bon coup de main aux criminels de guerre qui cherchent à passer en Argentine). Après avoir connu peu de succès dans l'hôtellerie, Bernie Gunther redevient détective privé à Munich : les personnes disparues ne se comptent plus, ce qui représente beaucoup de travail pour un détective. Gunther est toujours aussi frondeur, mais plus solitaire que jamais (sa femme Kristen vient de mourir), et n'est vraiment pas de taille pour affronter des cas trop lourds. Coincé entre les nazis, la police allemande et autrichienne, les Américains, les organisations secrètes juives, Gunther ne fait pas le poids, surtout qu'il est victime d'une manipulation intelligente, complexe et impitoyable. Pour s'en sortir et se venger, il ne lui reste plus qu'une dizaine de pages...

Les forces de ce roman sont d'abord le personnage de Gunther autour de qui tout tourne; maintenant dans la cinquantaine, il compense sa forme physique par son expérience, son intelligence moyenne par sa persévérance, le sérieux de son travail par le cynisme de son esprit. Kerr a d'ailleurs le don des comparaisons et même ses personnages secondaires sont clairement décrits par quelques expressions incisives. Puis, Kerr est certainement le plus allemand des Écossais; les dimensions historique et géographique du roman sont très importantes. Ce sont peut-être, au fond, Munich, Berlin et Garmisch-Partenkirchen qui sont les principaux personnages. On y rencontre de véritables personnages historiques (Eichmann, Hagen, le Grand Mufti Hadj Amin al-Husseini...). Plus encore que les sentiments de Gunther, on sent les décombres munichois, l'effort de reconstruction de Berlin, la nouvelle fierté de Francfort. Enfin, quelques détails semés çà et là, comme sans importance, finissent par trouver leur pertinence. La composition est donc soignée.

D'un autre côté, il faut aimer les romans historiques car, même si le piège est bien monté, le lecteur moyen le déjouerait avant Gunther s'il n'était pas dévié par des considérations historiques ou psychologiques. Le rythme est lent et Gunther a bien de la chance. Le final est précipité, les circonstances trop favorables et l'épilogue, anti-climatique pour un thriller, est correct pour un roman historique. Comme si l'auteur voulait racheter la légèreté d'un polar par le sérieux d'un roman historique.

Beaucoup appris, un peu déçu.

Ma note: 3,5 / 5


La mort, entre autres
Une enquête philosophique
Une douce flamme

Une enquête philosophique

MD (septembre 2009)

En un coup d'oeil

  • Date de publication originale: 1992 (A Philosophical Investigation)
  • Date de l'édition française: 1994 (Ed du Seuil, Points, 371p)
  • Genre(s): procédure d'enquête, science-fiction (à peine).
  • Mots-clés: tueur en série, réflexion philosophique.
  • Personnages principaux: inspecteur Jakowicz (Londres), Wittgenstein (surnom du criminel).
  • Résumé: ici.

À mon avis

Kerr est récemment ressuscité avec La trilogie berlinoise (réédition de trois romans publiés dans Livre de poche en 1993, 94 et 95), republiée à l'occasion du lancement dans la francophonie de La mort, entre autres (cf. mon compte rendu en juillet 09). Une enquête philosophique, écrite peu après les trois romans berlinois dont l'action se passait au cours de la Deuxième Guerre Mondiale et mettaient en scène le détective Bernard Gunther, n'a plus rien à voir avec ça : Londres sert de toile de fond plutôt que Berlin ou Munich, la jolie et tenace inspecteur Jakowicz remplace Gunther, et nous sommes en 2013 plutôt qu'en 1939 à 1949. Cette anticipation ne semblait pas si fictionnelle il y a 15 ans; aujourd'hui, à part l'appareil de RA (réalité approchée), qui permet de vivre des fantasmes de façon très réelle, cette histoire et cet environnement nous apparaissent comme plutôt quotidiens. J'y insiste seulement pour que les amateurs de SF ne soient pas frustrés : l'idée de départ ressemble à celle qui a donné lieu au film Minority Report de Spielberg (qui se passait en 2054 à Washington), mais la réalisation de cette idée est plus contemporaine que futuriste.

Autre avertissement : ceux qui ont beaucoup aimé la trilogie n'aimeront pas nécessairement cette enquête philosophique. La dimension historique est peu pertinente et, malgré l'importance de Jakowicz, l'enquête est menée par une équipe policière (dont un génie de l'informatique et un philosophe professionnel de Cambridge) et non par un cavalier solitaire. Il s'agit vraiment d'un roman philosophique où la logique prend plus de place que la psychologie et où la réflexion est plus stimulée que la sensation, malgré quelques allusions érotiques non négligeables. Bien sûr, le lecteur peut toujours sauter à pieds joints les passages philosophiques et les références littéraires. Sauf qu'il perdrait ainsi un des éléments fondamentaux du roman : le rythme, marqué par l'alternance entre les réflexions que Wittgenstein (nom attribué par le programme Lombroso à notre tueur-philosophe) livre dans ses cahiers, le brun qui contient son journal et le bleu qui rassemble les détails relatifs aux individus exécutés ou en voie de l'être, et les dispositions prises par les enquêteurs pour le dépister et le neutraliser.

Composition originale : Jakowicz est plutôt une spécialiste des tueurs en série qui s'en prennent aux femmes; or, Wittgenstein ne s'en prend qu'aux hommes. Ce sont des considérations politiques qui entraînent Jake dans cette galère, ce qui ne l'empêchera pas de faire d'une pierre deux coups. Original aussi l'affrontement entre un tueur peu antipathique et une policière qui est handicapée par son agressivité contre les hommes : l'avenir de leurs relations n'est pas évident. En prime : une comparaison entre l'enquête policière et l'investigation philosophique qui va au-delà de la métaphore, un commentaire intéressant sur L'assassinat considéré comme l'un des beaux-arts de Thomas de Quincey qui m'a enfin fait comprendre l'essentiel de cette position, des aperçus philosophiques stimulants du genre : il est difficile de considérer comme un fait la non-existence d'un rhinocéros de deux tonnes, quand elle est réelle, alors qu'on accepterait comme un fait l'existence d'un rhinocéros si elle était réelle (confrontation Russell/Wittgenstein à Cambridge). Ce criminel est trop logique pour être fou, à moins qu'on puisse devenir fou d'être trop logique.

Peu de personnages importants, ensemble qui évolue lentement jusqu'au finale précipité, comme c'est souvent le cas chez Kerr, humour parfois un peu absurde qui exorcise toute trace de pédantisme, beaucoup d'intelligence. Pas un roman policier ordinaire : au départ, il exige que le lecteur soit disponible de temps et d'esprit; et, à la fin, nous ne nous réjouissons pas de la victoire du Bien sur le Mal : aucune euphorie, plutôt une satisfaction un peu trouble.

Ma note: 4,5/ 5

La mort, entre autres
Une enquête philosophique
Une douce flamme

Une douce flamme

MD (mai 2012)

En un coup d'oeil


À mon avis

Je viens de relire le compte rendu que j'avais fait il y a trois ans de La mort, entre autres, après avoir bien aimé La Trilogie berlinoise et Une enquête philosophique. Je concluais : Le rythme est lent et Gunther a bien de la chance. Le final est précipité, les circonstances trop favorables… Comme si l'auteur voulait racheter la légèreté d'un polar par le sérieux d'un roman historique. Beaucoup appris, un peu déçu.

C'est encore un peu ça. C'est vrai que c'est long. Et, comme le choc de la nouveauté ne joue plus, ça se sent que c'est long. Pour briser une continuité lassante à laquelle résisterait mal le lecteur, Kerr nous déplace de Buenos Aires 1950 à Berlin 1932, et inversement. Le point commun : on demande à Gunther, exilé en Argentine, d'enquêter sur le cadavre d'une jeune fille mutilée et la disparition d'une autre. A Berlin, Gunther avait enquêté sur un meurtre analogue et n'était pas parvenu à boucler la boucle, la montée du fascisme et l'accession de Hitler à la chancellerie l'ayant écarté de l'enquête. A Buenos Aires, où les immigrés allemands fourmillent, on soupçonne que le même tueur (ou un imitateur) sévit, ce qui serait une bonne occasion pour Guhther de se reprendre.

On éprouve toujours le plaisir de rencontrer de véritables personnages historiques comme Eichmann, Mengele, Évita Peron et son triste sire… On fouille même leurs poubelles et le contenu de leur pharmacie (Kerr se documente sérieusement, mais n'hésite pas à répandre quelques potins). L'atmosphère de Berlin au moment où s'éteint la République de Weimar et de l'Argentine des Peron au début des années 50 est assez bien rendue, mais les différences pertinentes sont atténuées par le moule utilisé par Kerr pour décrire un régime totalitaire. Comme d'habitude, le cynisme de Gunther lui tient lieu d'intelligence et sa grande expérience ne le corrige pas de sa naïveté. Il ne tombe pas dans le manichéisme des bons alliés et des méchants nazis, même s'il hait personnellement les fascistes et les communistes, et sa manie de nous présenter le côté humain des tortionnaires vire un peu à la complaisance. Et plus Gunther se concentre sur la nécessité d'oublier ce qu'il a vécu pendant la guerre, plus la culpabilité par association le tenaille. Les dialogues autour des scènes d'amour sont ratés. Et l'énigme comme telle m'a laissé assez indifférent.

J'ai failli laissé tomber à quelques reprises, mais cet univers particulier a son charme sans avoir besoin de sympathiser avec ce détective paternaliste et désabusé. Je comprends que partager l'univers reconstruit par Kerr avec talent, en suivant les péripéties d'un guide laconique et fouille-merde, produit un certain plaisir. Mais il n'est pas facile de croire à ces histoires, donc de s'y investir pleinement.

Ma note: 3,5 / 5

La mort, entre autres
Une enquête philosophique
Une douce flamme