Le club des polarophiles québécois

Abysses (de Frank Schätzing)

MD (juillet 2009)


En un coup d'oeil

  • Date de publication originale: 2004 (Der Schwarm)
  • Date de l'édition française: 2008 (Presses de la Cité, Points, 1210 p)
  • Genre: Techno-thriller fantastique.
  • Mots-clés: catastrophes maritimes, savants, armée.
  • Personnage principal: Léon Anawak, spécialiste des mammifères.
  • Genre de résumé: ici
  • Lien externe: Présentation vidéo du roman par Schätzing lui-même : en langue allemande, mais plus révélateur que la quatrième de couverture.

À mon avis

Plus de 1200 pages bien tassées, ce n'est pas facile à résumer. Ce n'est pas non plus un livre qu'on peut qualifier de bon ou de mauvais. Ça dépend trop de nos intérêts et de notre disponibilité. Toutefois, on peut le dire, c'est un grand roman, bien traduit, très documenté, psychologiquement pertinent, plutôt angoissant. En même temps, il me semble évident que beaucoup d'amateurs de polars vont l'abandonner en cours de route : pas assez nerveux (le rythme est celui du boa constrictor plutôt que celui du tigre), déséquilibre action/informations au profit de l'information, comme certains romans historiques qui sacrifient l'intrigue aux considérations historiques, trop de personnages (s'armer d'un crayon n'est pas une mauvaise idée, surtout si vous prenez 15 jours pour le lire).

Schätzing, né à Cologne en 1957, n'en est pas à son premier roman. En 95, il publiait un thriller historique (traduit en anglais en 2007 : Death and the Devil), suivi de deux polars qui se passent à Cologne, et d'un thriller politique. Après 5 ans de recherches et deux ans d'écriture, il a finalement produit Der Schwarm en 2004 (traduit en anglais en 2006 et en français en 2008), à peu près en même temps qu'un livre plus sérieux sur les fonds marins. Abysses a reçu plusieurs prix dans la catégorie science-fiction, en plus du prix Stein-im-Brett remis par l'Organisation professionnelle des savants allemands spécialisés dans les sciences de la terre (au sens large!). J'insiste sur ce dernier prix parce que, même si Schätzing ne manque pas d'imagination, les informations qu'il nous transmet abondamment au cours du récit, contribuent à la crédibilité de l'ensemble, malgré l'hypothèse ultime que plusieurs applaudiront en y voyant une extrapolation plausible, et que d'autres prendront avec un grain de sel.

D'abord formé dans le domaine de la publicité et de la communication, Schätzing se passionne aussi pour la musique et la plongée sous-marine. Soucieux de la préservation de la flore, des espèces et des sols marins, particulièrement dans la Mer du Nord, il a doté son roman d'une dimension clairement écologique, mais ce n'est pas un prédicateur. Plutôt un transmetteur. Comme, en général, ces informations sont bien amenées (salle de cours, conversations entre différents spécialistes), et comme la pollution des eaux est une question qui intéresse bien du monde, ça passe assez bien. Sauf que c'est certain que le rythme est ainsi freiné. Un auteur peut parfois jouer avec son lecteur en intercalant une digression en pleine scène d'action. Ici, c'est plus qu'une digression. L'auteur n'est pas pressé; le lecteur ne doit pas l'être non plus. Ce n'est pas Millénium de Larsson, qui se dévore littéralement. Abysses se déguste plutôt; comme un bon repas ralenti par le plaisir de la conversation. Les amateurs de Preston & Child (je pense à Ice Limit) ou de Crichton, avec qui on le compare souvent, trouveront que le roman manque un peu de punch.

Rostand disait qu'on trouvait tout dans la grenouille; Schätzing pénètre dans l'océan pour mieux saisir le monde, aussi bien le déraciné du Nunavit que l'embourgeoisé norvégien : un bel effort de compréhension; nous sommes loin de la caricature sauf dans le cas des autorités américaines mais, dans ce cas, on admettra que la réalité est souvent caricaturale. Beaucoup de ces éléments se perdront sans doute dans le film à effets spéciaux qui sera produit en 2011 (Uma Thurman en a acquis les droits). Et ce sera dommage parce que, s'il est vrai que le cinéma pourra aisément jouer sur le contraste entre la beauté des paysages et l'horreur d'une destruction annoncée et bien déclenchée, une bonne partie de cette beauté désespérée vient du regard nostalgique de l'auteur, de son engagement social, de ses envolées poético-cosmologiques, de la description aussi de ces petits moments qui passent souvent inaperçus et qui sécrètent, pourtant, la joie de vivre : une bonne bouteille de Pomerol, une symphonie de Sibelius, une cabane sur le bord d'un lac, un geste d'amitié, une caresse amoureuse... Le livre parvient mieux à faire passer ces éléments parce que nous contrôlons le rythme de la lecture.

Cela dit, le lecteur doit être prévenu : faut être disponible, investir temps et attention, renoncer au divertissement facile et rapide. Le zeste de fantastique ne m'émoustille pas plus qu'il faut, ni au niveau de la clarification de l'énigme ni à celui de la solution du problème. On peut se concentrer sur les relations entre les personnages et traiter ce qui les rassemble comme un prétexte. Mais, pour Schätzing, le fantastique est une dimension indispensable, dans la mesure où il permet d'analyser et de juger une tendance actuelle de l'humanité en fonction d'un cataclysme naturel éventuel. Les véritables protagonistes d'Abysses ne sont ni les agents américains de la CIA, ni les savants européens, ni les écolos canadiens, ni les exploiteurs de pétrole internationaux; ce sont plutôt les humains et les éléments vitaux naturels, la fameuse confrontation Homme/Nature, où, au lieu de chercher à humaniser la Nature, nous aurions peut-être intérêt à essayer de naturaliser l'Homme. Ce qui fait que nous avons affaire à un grand roman et un thriller moyen.

Ma note: 4/5