Le club des polarophiles québécois

Élémentaire, mon cher Watson (de Colin Bruce)

MD (mai 2010)


En un coup d'oeil


À mon avis

Attention! Les amateurs habituels de Sherlock Holmes doivent se méfier. Même si l'auteur doit bien apprécier les romans de Conan Doyle et qu'il connaît suffisamment les manies et caractères de Holmes et de Watson, le centre de ces douze nouvelles de 20-25 pages est plutôt l'art d'interpréter et d'utiliser des données statistiques selon la théorie des probabilités. Comme le site personnel de Colin Bruce a été supprimé, on en sait peu de cet auteur : physicien et mathématicien à Oxford, où il vit, expert en paradoxes mathématiques et passionné de romans policiers. Dans la même veine, il a aussi publié L'Étrange affaire du chat de madame Hudson, et autres nouvelles policières résolues grâce au progrès de la physique (Flammarion 98).

La structure de chaque nouvelle est conforme au modèle originaire : on consulte Holmes, Watson reçoit la personne et tente de lui porter secours, puis prend conscience de ses limites; Holmes arrive, organise une expédition ou se contente d'un raisonnement, et résout le problème. On reconnaît indubitablement l'univers de notre héros. Et on rencontre plusieurs personnages historiques avec lesquels l'auteur prend consciemment quelques libertés chronologiques : Lewis Carroll, Lénine et Marx, quelques savants, et on pourrait ajouter Caruso, qui a chanté seulement en 1902 à Covent Garden, alors que l'année où se passe l'action de ces nouvelles est 1900. Pas grave : quand un auteur sait qu'il triche un peu, et qu'il triche intelligemment, c'est un jeu non dépourvu d'intérêt.

L'aspect original des nouvelles de Bruce, pour le meilleur et pour le pire, c'est la façon utilisée par Holmes pour résoudre les problèmes. Une bonne partie du récit, en effet, consiste à réfléchir sur la bonne façon d'interpréter et d'appliquer les données statistiques à partir d'exemples tirés de la quotidienneté : gestion de nos finances (erreur du cocher de fiacre, mauvaise façon d'investir, confusion entre une économie relative et une économie absolue); utilisation erronée des statistiques (croyance qu'après 30 pile on a plus de chances d'obtenir une face, minimiser le petit risque de perdre beaucoup, le paradoxe des anniversaires, la distribution des probabilités (courbe en cloche, triangle de Pascal, marche de l'ivrogne); les thèses de Wason, la logique de la décision et la logique bayesienne, le mathématicien von Neumann et la théorie des jeux... Le projet humaniste, à peine dissimulé, du pédagogue Bruce, c'est de mettre en garde contre un mauvais usage des statistiques et des probabilités, une sorte de self defense intellectuel. Et c'est sûr qu'il marque un point, car les applications trompeuses dans un procès comme chez notre médecin ne tombent pas dans l'oreille d'un sourd. Les nouvelles de Bruce nous apprennent au moins la prudence.

Cela dit, c'est aussi là que réside le problème pour un fan de Sherlock Holmes : armé d'un crayon et de quelques feuilles de papier, je serais sans doute parvenu à suivre une partie des raisonnements de Holmes-Bruce. Sans aller jusque là, une lecture attentive, suivie d'une relecture lente, permet de comprendre en très gros l'idée. Mais, justement, plus on met du temps pour comprendre les subtilités de la théorie, plus on brise le rythme et le charme d'une vraie histoire de Sherlock Holmes; et plus on apprécie l'écriture de Conan Doyle, saisissant tout d'un coup la différence entre la littérature et les mathématiques. Même les partisans du roman à puzzle, et c'est mon cas, s'aperçoivent que ce qui les fascine dans un Dickson Carr, un Ellery Queen, un Nesbo, un Coben, outre l'aspect mystérieux du problème et la rigueur de la solution, c'est l'atmosphère générale, le rythme captivant, les relations ambiguës entre les principaux personnages.

Si j'animais une revue de mathématiques, je noterais peut-être 4/5, car l'auteur est brillant et procède de façon intelligente avec le souci de démystifier les pièges tendus par les manipulateurs de statistiques et de probabilités (un bon ami m'a d'ailleurs fait remarquer que la librairie Renaud-Bray classait ce livre dans la section mathématiques plutôt que littérature policière). Par rapport au genre de littérature policière dont notre site traite, toutefois, et pour éviter les mauvaises surprises, je me contenterai d'un 3.5/5.

Ma note: 3,5 / 5