Le club des polarophiles québécois

Un lieu incertain (de Fred Vargas)

MD (août 2009)


En un coup d'oeil

  • Date de publication : 2008 (Viviane Hamy, 385p)
  • Genre: procédure policière.
  • Mots-clés: pieds sans corps, meurtres rituels, complot.
  • Personnage principal: commissaire Adamsberg et ses collègues
  • Résumé: ici
  • Lien externe: Coup d'œil sur les autres romans.

À mon avis

Ça fait longtemps que je veux faire un papier sur Fred Vargas, parce qu'elle est considérée comme une auteure majeure dans le monde français du polar; parce que aussi, j'imagine, même si elle m'agace un peu, je me suis rendu compte en préparant cet article que j'ai pratiquement lu l'ensemble de son oeuvre, et ce n'était pas dans le but d'en dire du mal. Ma quasi-rupture avec elle, ce fut Sous les vents de Neptune (2004) où, indépendamment de l'intrigue proprement dite, la langue et les expressions qu'elle prête aux Québécois relèvent d'une invention maladroite, gratuite, sans queue ni tête, alors qu'un minimum de recherches aurait pu corriger la centaine de phrases impossibles que j'ai relevées dans la bouche des personnages québécois. Par comparaison, le Avez-vous la plotte à terre? adressé à notre premier ministre Charest par le député français Pierre Lasbordes apparaît comme une gaucherie très drôle. Alors que l'idiome inventé par Vargas sème plutôt le doute sur son professionnalisme. On ne lit pas Vargas pour s'instruire, c'est bien entendu. Mais pas non plus pour se fourvoyer systématiquement.

J'ai donc laissé passer sans scrupule Dans les bois éternels (2006), qui ne semble pas un de ses meilleurs. Puis, un ami a laissé traîner chez moi Un Lieu incertain (2008) que, par réflexe, j'ai commencé à feuilleter. Assez rapidement, j'ai retrouvé le charme de ses premiers polars (Ceux qui vont mourir te saluent, 1993; Debout les morts, 1995; et Un peu plus loin sur la droite, 1996), caractérisés par un point de départ mystérieux, des personnages sympathiques (dans ces trois romans il s'agit surtout des trois étudiants un peu bohèmes et très curieux) et d'une écriture légère et entraînante qui nous introduit dans un monde aux relations inattendues. Le flic Kehlwailer (Un peu plus loin sur la droite) et son crapaud courtisaient un peu l'invraisemblable, mais son entêtement et sa marginalité se conformaient aux caractéristiques des polars plus classiques. Avec L'Homme aux cercles bleus (1996) surgissaient le commissaire Adamsberg et le commandant Danglard, un duo improbable et séduisant, le premier intuitif, rêveur, lent, souvent indifférent jusqu'à s'endormir lui-même, le second, qui carbure au vin blanc, érudit, rationaliste, toujours actif pour éviter l'angoisse. Deux personnages attachants qui permettent de tolérer des intrigues souvent tarabiscotées. Gardons en mémoire le parti pris confié par Vargas à une journaliste du Devoir : Je veux décrire la vie non pas telle qu'elle est, mais telle qu'on peut la rêver (novembre 2002). Sans feu ni lieu (1997) n'a pas laissé beaucoup de traces dans ma mémoire, peut-être déçu de ne pas y retrouver Adamsberg. Dans L'Homme à l'envers (1999), Adamsberg réapparaît, mais de loin. Cependant, la chasse aux loups, ou au loup-garou, est prenante; le personnage de Camille (amie de Adamsberg) plus développé; le suspense tient la route. Très bon souvenir. Dans un collège de Montréal, un prof a mis au programme la lecture de Pars vite et reviens tard (2001), prix du meilleur polar francophone en 2002. Initiative sans doute audacieuse pour des jeunes de 13-14 ans, mais fallait le faire. A cet âge-là, Rouletabille et Arsène Lupin m'attiraient plus que les malheurs de Sophie; Holmes et Poirot n'étaient pas loin. Poe non plus. Enfin, je n'ai pas lu, peut-être à tort, les trois courtes nouvelles comprises dans Coule la Seine (2002).

Revenons à ce Lieu incertain : méfions-nous de plusieurs commentateurs qui, question de mode probablement, insinuent à tort (ou pis : ont compris) qu'il s'agit d'un récit de vampires plutôt fantastique. Au risque de révéler quelques éléments du dénouement, il faut y insister pour que le roman ne rate pas sa véritable cible, ce roman n'a rien à voir avec le Twilight de Stephenie (sic) Meyer. A rapprocher plutôt de L'Homme à l'envers, pour la situation ambiguë et pour le type de dénouement. Comme d'habitude, un départ-canon : 17 souliers, pieds inclus, aux portes du cimetière de Highgate. Et, de retour en France, un massacre indescriptible dans un pavillon de Garches. Danglard en perd son latin. Adamsberg tourne en rond en lisant le journal piqué à Danglard. Difficile pour le lecteur de ne pas mordre à l'appât. Et s'il n'est pas parfaitement ferré, la tentative d'assassinat du principal suspect sans mobile apparent achève de l'intriguer. La composition est plus complexe que d'habitude, puisque la présence apparente d'une taupe au commissariat va provoquer des rebondissements qui sont les bienvenus. Nous voici bientôt transportés en Serbie, pas très éloignée de la Transylvanie, comme on sait. Rien à dire sur la langue des habitants de Kiseljevo, dont nous n'avons que la traduction, mises à part quelques expressions courantes peu compromettantes, du genre : bonjour et merci. Beaucoup à dire, par contre, sur la galerie de portraits, une des fameuses spécialités de Vargas, qu'il s'agisse des villageois serbes, des suspects parisiens ou de l'escouade du commissariat, où chaque policier prend vie à partir de quelques coups de crayon. Imaginons Navarro entouré d'une meute de surréalistes!

C'est certain que l'amateur de thriller réaliste frémira face à des retrouvailles improbables, des hasards fort opportuns, la mémoire prodigieuse de Danglard et les intuitions fulgurantes d'Adamsberg, bien servi par la chance une fois de plus, mais qu'on se souvienne : il s'agit de la vie telle qu'on peut la rêver. Tendance qui rattache d'ailleurs Vargas à la grande tradition française des Leroux (pour la bizarrerie des personnages), Leblanc (pour la légèreté à la française), Allain et Souvestre (pour les intrigues tarabiscotées) et, en forçant un peu, Boileau-Narcejac (pour l'aspect énigmatique du suspense). Vargas n'est ni incohérente ni irrationnelle. Mais sa logique est celle du possible improbable. Quand nous sommes en mal de rationalité implacable, ça peut irriter un peu. Quand, par contre, nous nous sentons plus disponibles, un peu comme pour lire de la poésie ou aller à l'opéra, nous risquons fort de succomber au charme.

Bon rythme, développement louvoyant, superposition d'intrigues réussie, beaucoup de personnages mais quelques beaux portraits, atmosphère mystérieuse mais dénouement lumineux : depuis les dix dernières années, c'est son roman que je préfère.

Ma note: 4/5