Le club des polarophiles québécois
Recette pour un polar: faites-le vous-mêmes!
JH
Pour un police procedural, il vous faut:
- Un flic, préférablement masculin et quadragénaire, alcoolique vivant seul dans un appartement minable où il n'est à peu près jamais (parce qu'il couche la plupart du temps au poste de police), ce qui explique qu'il n'y ait que de la bière dans le frigo - à moins que le flic alcoolique soit en voie de sevrage. Dans tous les cas, il est mal dans sa peau et déprime sérieusement. Mais il résout toujours les enquêtes, par un mélange de ténacité, de chance et d'intuition. Très important, l'intuition: ça évite au romancier de devoir ficeler les indices trop rigoureusement.
- Une ex, qui l'a plaqué parce qu'elle n'en pouvait plus qu'il ne soit jamais là et qu'il manque régulièrement les fêtes de famille parce qu'un développement inattendu de l'enquête exigeait sa présence.
- Un fils ou une fille, qu'il ne voit qu'une fois aux deux semaines pour l'emmener chez McDo, mais dont il espère un jour avoir la garde, même s'il ne sait pas trop quoi lui dire.
- Un vieux père ou une vieille mère, préférablement dans un hospice; ça montre que le flic demeure humain et ne badine pas avec ses responsabilités morales, malgré l'échec de sa vie personnelle.
- Un supérieur, sergent ou lieutenant, con de préférence, motivé principalement par des apparitions à la télévision - à moins que ce ne soit directement le chef de police obsédé par sa réélection.
- Un coéquipier, mais préférablement une coéquipière, dont le rôle consiste à montrer qu'il peut rester encore un peu d'espoir et d'humanité au milieu du cynisme ambiant; mais qui doit demeurer strictement une amie, sans fricotage amoureux ou sexuel.
- Une petite amie potentielle, capable peut-être de dégeler le coeur blessé et blindé du flic. Une avocate ou un médecin légiste est idéale pour le rôle. Sinon, un témoin non crucial dans l'enquête en cours peut faire l'affaire.
- Des potes inspecteurs, au genre le plus démarqué possible du flic principal.Vous avez le choix: le rigolo, le macho, le taciturne mais bosseur, le jeunot encore naïf, celui qui attend sa retraite, le mordu de voitures ...
- Un prologue. Nécessairement incompréhensible tant qu'on n'est pas rendu à la fin du roman, surtout qu'il n'explique rien; mais ça fait chic. À situer si possible une trentaine d'années avant l'intrigue principale; sinon, vers la fin du roman, juste avant le rebondissement inattendu qui vient sauver le héros autrement voué à une mort certaine aux mains du serial killer qu'il a trop tardé à identifier.
- Des pages en italiques. Idéales pour les soliloques du mystérieux coupable, dont on expose prétendument la psychologie tordue et obsessive, mais sans le moindre indice pour l'identifier, bien entendu. Les pages en italiques sont aussi excellentes pour insérer des rêves, des souvenirs d'enfance, bref, n'importe quoi qui s'est passé il y a longtemps et qui peut avoir un lointain rapport avec l'affaire en cours.
- Une scène de dissection à la morgue. Ne pas oublier l'odeur tenace, le Vicks sous les narines, la scie à découper, l'incision en Y le long du sternum, la pesée des organes. Faire vomir un des flics témoins est aussi un classique.
- Une scène de crime: le ruban jaune, les gants de latex, le lourdaud de flic local qui a contaminé la scène de crime avec ses gros sabots, la poudre à empreintes, le Luminol. La pluie ou la neige qui ont fait disparaître les traces de pas ou les marques de pneus dont on aurait tant besoin est un must. Une scène de crime, d'ailleurs, s'inspecte toujours par mauvais temps.
- Un hacker, ancien pirate informatique repenti qui sert de consultant au flic principal pour craquer les mots de passe, inspecter les disques durs, retracer l'origine des courriels et tutti quanti. Parle un drôle de jargon et se nourrit de chips et de Dr. Pepper. Vaguement autiste, mais sympathique.
- Un petit développement sur l'historique de tel ou tel quartier visité par l'enquêteur est toujours de mise: le déclin de telle industrie, les développeurs qui ont changé le paysage urbain, le déplacement des axes commerciaux de transport, la gentrification, tout cela est du meilleur effet et montre qu'on a bien fait sa recherche.
- Ce qui marche toujours très fort et remplit bien les pages, c'est aussi l'entrée périlleuse dans une maison où l'on s'attend à trouver le méchant: description successive de toutes les pièces, bruits bizarres, éclairages partiels, menace diffuse, tension insupportable. Jusqu'à ce que l'on constate qu'il n'y avait rien à trouver ou que le mec s'est envolé. Parfois, aussi, il est mort, et ça, c'est embêtant parce qu'il va falloir trouver un autre suspect alors que celui-là faisait si bien l'affaire. Mais bon, il vous reste encore une bonne centaine de pages à écrire, alors on ne peut pas finir ça là.
- Sinon, essayez le repas au restaurant; c'est un autre classique. Menu détaillé, choix du vin, décor, maitre d'hôtel sympa accueillant un vieil habitué. discussion autour du choix du dessert, vous pouvez facilement rouler deux ou trois pages là-dessus en cas de panne. L'historique du restaurant est aussi bien pratique.
- Et puis, bien sûr, on allait l'oublier, il vous faut aussi quelque chose qui ressemble à une intrigue. On a beau jeter un regard cynique et désabusé sur la société et évoquer brillamment les paysages ou la poésie du quotidien et dépeindre lucidement les tréfonds de la psyché humaine, il faut quand même quelque chose pour indiquer au lecteur où le roman commence et où il finit!