Le club des polarophiles québécois

L'Évangile du bourreau (de Arkadi et Gueorgui Vaïner)

MD (février 2010)


En un coup d'oeil


À mon avis

ATTENTION! Même si Gallimard classe ce gros roman dans Folio/Policier, il ne s'agit vraiment pas d'un roman policier. On aurait beau élargir considérablement la définition de polar, ça resterait aussi saugrenu de classer ce roman dans les polars que de traiter de la même façon Souvenirs de la maison des morts ou Crime et Châtiment de Dostoïevski. Et ça vaut aussi pour le suivant : La corde et la pierre (Folio/Policier 2007). A cause d'un triste incompétent, plusieurs amateurs purs et durs de roman policier vont laisser tomber cette brique en maugréant, tandis que ceux qui cherchent des chefs-d'œuvre vont passer à côté sans se douter de quoi que ce soit.

Ceci dit, je ne l'ai pas laissé tomber après 100 pages, parce que c'est un très bon roman, un roman très noir (Série noire conviendrait). Je le qualifierais de psychosociologique, dans la mesure où l'intérêt est double : pénétrer dans l'esprit (et la sensibilité) d'un tueur-fonctionnaire, un éliminateur, un tortionnaire chargé d'effectuer les jobs de bras sous Staline et après, jusqu'à sa mise à la retraite sous Khrouchtchev après avoir réglé le cas de Beria. Puis, participer à la contamination d'un peuple par la Terreur, qui organise torture, délation, déportation, complots (dont la fausse tentative d'assassinat de Staline par les médecins juifs, les blouses blanches). Et ça bouge : les dirigeants d'aujourd'hui sont les cadavres de demain. Khvatkine s'en tire parce qu'il a monté des dossiers compromettants pour ses adversaires éventuels, mais surtout parce qu'il se contente d'être un numéro 2. Le grand pouvoir ne l'intéresse pas; il se contente du pouvoir qu'il a sur les femmes, ses amis, les gens instruits (tous des traîtres en puissance), les paysans (des suiveux misérables), les ouvriers, les bourgeois, surtout les Juifs, et toutes les petites nations qui constituent la grande Russie, l'URSS. Seules faiblesses : la vodka et un cancer.

C'est écrit de main de maître : j'ai souvent pensé à Dostoïevski, notamment à Fédor Pavlovitch, le père ignoble des frères Karamazov. Un monument de mauvaise foi et de bonne conscience. Et je n'irai pas jusqu'à dire que ce Khvatkine est attachant, mais sa façon de nous communiquer sa vision des choses, souvent avec un humour digne d'Alfred Jarry par sa démesure, ou de Woody Allen par son cynisme, nous captive comme le regard d'un serpent. C'est d'ailleurs composé comme la démarche d'un serpent : les retours en arrière sont nombreux, toujours justifiés (des morceaux de mémoire qui surgissent d'une perception actuelle), et nous enveloppent dans le psychodrame de ce personnage si complaisant et efficace en son genre qu'on comprend à quel point il ait pu être craint et admiré. Beaucoup d'éléments sont historiques, mais peu importe qu'ils le soient tous. Les personnages sont authentiques, le fonctionnement du système est parfaitement décrit, même la description des paysages participe de cette grisaille inquiétante et morbide, la terreur appliquée ou subie est omniprésente. Ni polar, ni espionnage, ni aventure; nous sommes plus près du Destin russe de la musique, de Frans C. Lemaire, publié chez Fayard en 2005.

Ma note: hors norme.