Le club des polarophiles québécois

Préjudice irréparable (de Joseph Klempner)

JH (août 2009)


En un coup d'oeil

  • Date de publication originale: 2002 (Irreparable Damage)
  • Date de l'édition française: 2007 (Albin Michel, 326p).
  • Genre(s): suspense, polar judiciaire.
  • Mots-clés: pédophilie, erreur judiciaire.
  • Personnage principal: Stephen Barrow, père d'une fille de 6 ans.
  • Résumé: ici

À mon avis

Voilà un phénomène plutôt rare dans le polar: un roman sans le moindre crime et qui vous tient pourtant en haleine de bout en bout.

Stephen Barrow vit seul avec sa fille de 6 ans, qu'il adore et qui est sa raison de vivre. Une photo pourtant assez innocente prise dans son bain va cependant faire déraper sa vie bien tranquille. Alertée par la préposée au développement des photos du Drug Mart, la police l'accuse de pornographie enfantine et de pédophilie. À partir de là se déploie la mécanique infernale d'un système judiciaire aveugle: on est en plein Kafka et le héros est parti pour une descente aux enfers digne de celles de Douglas Kennedy. Klempner, avocat de profession (et auteur de 5 autres romans traduits en français chez Albin Michel) défend visiblement une cause. Avec cette histoire (qu'il dit inspirée de faits réels - et on n'en doute pas, puisque l'on a connnu des cas semblables dans l'actualité), il s'élève contre les dérives d'un système qui met les trop nombreux Stephen de ce monde à la merci d'officiers de police vertueux, de travailleurs sociaux consciencieux, d'avocats zélés et de procureurs sincèrement animés des meilleures intentions du monde.

Le paradoxe de ce suspense passionnant, c'est qu'on devine très bien dès le début comment se mettent en place tous les éléments d'un dérapage judiciaire majeur: et Klempner n'en rate pas une, en rajoutant même qu'on n'aurait même pas imaginées. Et pourtant, l'intérêt ne se dément pas, soutenu par une écriture vive, intelligente, tendre et ironique à la fois, qui prend le temps de camper les personnages à toutes petites touches de détails qui font vrai mais qui font aussi progresser l'intrigue.

Loin des rebondissements spectaculaires du thriller conventionnel, Klempner se centre sur le grain de sable, le petit détail négligé, le moment d'inattention, la petite décision qui, par enchaînement causal, finit par causer des catastrophes, bref l'effet papillon popularisé par la théorie du chaos. On y retrouve la même mécanique implacable que dans la tragédie, mais sur le mode léger et caustique, gouvernée par le hasard, l'absurdité ou la bêtise plutôt que par la destinée ou la vengeance divine.

À partir de cette préoccupation, Klempner a développé une écriture originale, qui constitue sa marque de commerce et que l'on retrouve dans tous ses romans (Le grand chelem, Un hiver à Flat Lake, Mon nom est Jillian Gray): un luxe de détails de la vie quotidienne qui pourrait passer pour du remplissage chez n'importe quel autre auteur, mais qui passent bien grâce à un ton distancié et ironique, au second degré; des personnages ordinaires, voire médiocres, mais attachants; un regard tendre sur l'enfance et particulièrement la relation père-petite fille; et une complicité avec le lecteur qui multiplie les clins d'oeil du genre Il fouilla méthodiquement tout l'appartement mais, dérangé par le téléphone, il omit d'ouvrir le seul tiroir qui comptait vraiment: celui de la table de chevet. Si, comme moi, vous accrochez à cette écriture, lisez en confiance tous ses romans. Et si elle vous rebute, passez votre chemin, car c'est le principal intérêt de ses oeuvres.

Revenons à Préjudice irréparable. L'autre idée-force de ce roman, c'est, comme le dit l'auteur lui-même, que dans un procès, l'important n'est pas la vérité, mais la perception que les gens se font de ce qu'ils croient être la vérité. Pas de mensonges proprement dits, pas de sombres machinations; simplement une foule de témoignages sortis de leur contexte, d'indices que l'on fait parler dans le sens qui nous convient, de détails démesurés, d'observations distordues. Signalons enfin que même s'il s'agit techniquement d'un polar judiciaire (puisque toute l'intrigue est charpentée autour du procès de Stephen), on est loin du courtroom drama classique avec contre-interrogatoires sanglants, batailles de procédure et lapins juridiques sortis d'un chapeau. Peu de scènes de prétoire et l'avocat de Stephen est un brave type dont la stratégie n'a rien d'extraordinaire (ce n'est d'ailleurs pas lui qui obtiendra le verdict final d'acquittement, attendu depuis le début). L'image du système judiciaire qui ressort de ce roman en est essentiellement une de médiocrité.

Bon, ce n'est pas une réussite absolue: les gentils (et il n'y en a pas beaucoup) le sont un peu trop, la petite fille de 6 ans est beaucoup trop éveillée et intelligente pour une enfant de cet âge et les méchants sont un peu trop caricaturaux (quoique beaucoup plus cons que méchants!). Mais vous avez là un bon roman qui ne vous ennuiera pas une seconde et qui vous vaudra un plaisir de lecture certain.

Ma note: 4/5