Dennis Lehane

Shutter Island
Un pays à l'aube
Moonlight Mile

Shutter Island 

MD (mars 2010)


En un coup d'oeil


À mon avis

Il y a quelques années, en essayant de lire, puis de regarder, Mystic River, je m'étais heurté à des obstacles personnels : j'avais abandonné le roman après 60 pages, parce que certaines façons de jouer sur la cruauté infligée aux enfants me répugnent dans un polar ou dans un thriller comme Shining, et j'avais laissé tomber le film après une heure, parce que j'en ai marre des loosers qui s'embourbent davantage ou qu'on veut faire passer pour des héros; la tête de Shawn Penn convient parfaitement à ce type de personnages.

Comme Dennis Lehane jouit d'une certaine réputation, j'ai voulu me donner une deuxième chance en le suivant dans une thématique que j'aime bien : l'île isolée, genre de huis-clos qui, en restreignant les possibilités, permet à l'intelligence du lecteur de supputer un nombre limité d'hypothèses explicatives (nostalgie de Van Dine et de Dickson Carr). D'autant plus qu'ici il s'agit d'un huis-clos dans un huis-clos : une femme s'est évadée d'une cellule très petite, quasiment vide, avec une fenêtre condamnée et une porte solide et barrée de l'extérieur. Des bâtiments bizarres aux couloirs inextricables, des tours et des sous-sols, agrémentés d'un ouragan qui anéantit les communications par bateau et téléphone : rien de trop sophistiqué, nous sommes en 1954.

Le décor est parfait. Pour compliquer un peu la situation, l'histoire de ce qui s'est passé à cette époque est extraite du Journal du Dr Lester Sheehan commencé en mai 93. Ce bon docteur craint peut-être de perdre la mémoire mais, pour le moment, il se souvient de détails inouïs. Or, ce Journal commence de façon objective (à la troisième personne), puis passe insensiblement au récit des événements vécus et vus par le marshal Daniels, puis revient à la troisième personne, suivi du point de vue de Daniels, de ses rêves, de ses hallucinations. Les autres personnages sont aussi désarçonnants : ce sont des malades, des fous meurtriers, des aides-soignants dégénérés, des gardes inquiétants, des psychiatres suspects. S'agit-il, comme chez Poe, des fous qui ont pris le contrôle; ou, comme chez Wells, d'étranges expériences entreprises par le Dr Moreau?

En fait, ça peut être n'importe quoi et ce qui pourrait être le signe d'un thriller bien construit apparaît plutôt ici comme l'effet d'un récit vite fait : dans un bon roman, non seulement la solution est satisfaisante, mais aussi les autres hypothèses tombent alors d'elles-mêmes. Pas ici. La solution du romancier en vaut bien d'autres. Les personnages, y compris Daniels, Aule et Cawley sont difficilement crédibles (un seul exemple : quelqu'un dit à Daniels qu'il était question de toi et de Laedis; on demande à Daniels ce que ça signifie et, quand Daniels répond que ça veut dire qu'il était question de lui-même et de Laedis, l'autre (qui n'est pas un malade) s'esclaffe et réplique qu'il est un sacré numéro!); et, sauf pour Daniels, ils manquent d'épaisseur. Il faut se dire : comme ils sont tous plus ou moins fous, c'est bien possible qu'ils agissent comme ça. Même le grand projet à l'origine de ces 4 jours détestables et supposément angoissants ne tient pas vraiment la route.

Puis, l'écriture atteint le niveau des romans de gare. Les métaphores sont gratuites (Ils sentirent la tempête enfler dans l'air de plus en plus chaud autour d'eux, comme si le ventre du monde était distendu, prêt à accoucher, p.86 », ou encore : De tous ces déclencheurs, aucun n'était moins logique en termes de tissu conjonctif, ni plus corrosif en termes d'effet, que l'eau_ gouttant du robinet, tombant du ciel avec fracas, s'accumulant en flasques au bord du trottoir... p. 34) et les dialogues fragiles. Je sais bien qu'on pourra toujours dire : ne cherchons pas la logique ou la cohérence là-dedans, c'est une histoire de fous, de rêves et d'hallucinations! Et bien, faut croire que même l'auteur a été gagné par l'incohérence : Daniels raconte qu'un certain Noyce a tabassé presque à mort un individu dans Park Square, après quoi on l'a expédié à Ashecliffe pour le lobotomiser. Chuck lui demande alors : Mais si cette intervention avait pour but de le calmer, comment se fait-il qu'il a tabassé un type à Park Square? L'autre répond : De toute évidence, ça n'a pas marché. (p. 175-76). Il y a vraiment quelque chose qui m'échappe ici!

Sans vouloir mépriser les ados, j'estime que cet ouvrage bâclé s'adresse plutôt à ceux d'entre eux qui n'ont rien contre l'avalage de couleuvres, les coins tournés carrés, les caricatures de personnages, l'écriture bâclée, l'hypertrophie de l'imagination aux dépens de la rigueur la plus élémentaire.

Beau défi pour Scorcese : bien des mauvais romans ont donné lieu à de grands films.

Ma note: 3/5



Shutter Island
Un pays à l'aube
Moonlight Mile

Un pays à l'aube

RP (Raymond Pédoussaut - Novembre 2010)

En un coup d'oeil

un pays aube
  • Date de l'édition originale: 2008 (The Given Day)
  • Date de l'édition française: 2009 (Editions Payot & Rivages) et 2010 (Rivages/Noir)
  • Genre: Roman noir historique
  • Mots-clés:  Syndicats,  grèves, Bolcheviks
  • Personnages principaux: Luther Laurence, jeune noir; Danny Coughlin, agent de police à Boston
  • Résumé et critique: Sur Polar Noir 

À mon avis

Deux destins sont montrés en parallèle : celui du jeune noir Luther Laurence et celui de l’agent de police Danny Coughlin. On est en1918, à la fin de la première guerre mondiale. Les soldats vont rentrer chez eux après avoir participé aux combats en Europe. La grippe frappe les Etats-Unis, elle fait de nombreuses victimes.

Pour trouver du travail Luther Laurence est obligé de quitter son Ohio natal pour se rendre à Tulsa en Oklahoma. Pour arrondir sa paye, il entre au service du caïd local le Bedeau. Pour Luther les affaires tournent mal et il est obligé de s’enfuir vers Boston, seul, abandonnant sa femme.

Danny Coughlin, au cours d’un repas familial, rencontre le gratin de la société bostonienne : officiers de police, juges et financiers. Ils lui confient la mission d’infiltrer le syndicat de police, puis les groupuscules anarchistes et bolcheviks en contrepartie d’une promotion au grade d’inspecteur. Luther et Danny finissent par se retrouver dans la même maison, Luther comme domestique et Danny comme fils de la famille.

Les classes populaires ont du mal à vivre et les mouvements sociaux et les grèves se multiplient. La classe dirigeante n’est pas prête à partager ses privilèges alors toute demande d’amélioration de la condition sociale est assimilée à un acte de terrorisme contre le pays, à une russification, jusqu’au jour où l’explosion sociale a lieu entraînant les vandalismes et les saccages. Les émeutes ravagent la ville de Boston alors que la police est en grève. Cette grève sera assimilée à un acte de trahison envers le pays. La famille de Danny Coughlin va se trouver profondément bouleversée par cette crise. Luther, lui, finira par se rendre compte de l’importance de sa famille qu’il a été obligé d’abandonner.

Lehane prend le temps d’installer le décor et les personnages, parfois un peu trop, comme au début, cette description interminable d’une partie de base-ball à laquelle je n’ai rien compris. Passé cet écueil, on finit par entrer dans l’histoire (dans les deux sens du terme, puisque le roman se situe en 1918 et 1919) et on suit cette épopée sur fond de crise sociale avec intérêt. On peut même trouver des ressemblances entre l’époque décrite et aujourd’hui : la crise sociale, le terrorisme, les arguments politiques, tout cela pourrait être actuel.

Nous n’avons pas ici affaire à un vrai polar mais plutôt à ce que mes collègues appellent un polaroïde (voir ici). Cependant je ne vais pas me priver d'en parler sous prétexte que ce n’est pas un polar pur jus. D’autant plus que Lehane est un auteur réputé de vrais polars et que l'éditeur a positionné ce roman dans la catégorie roman noir (édition Rivage Noir). Alors ne soyons pas sectaires puisque c’est un bon roman, même si ce n’est pas vraiment un polar.

Ma note : 4 / 5


Shutter Island
Un pays à l'aube
Moonlight Mile

Moonlight Mile

RP (Février 2012)

En un coup d'oeil

moonlight
  • Date de l'édition originale : 2010
  • Date de l'édition française : 2011 (Rivages/Thriller)
  • Genre : Thriller
  • Mots-clés :  Disparition, mafia russe, commerce d'enfants
  • Personnages principaux : Patrick Kenzie et Angela Gennaro
  • Résumé et critique : Sur Un polar

À mon avis

Quand l’histoire débute, Patrick Kenzie, l’Irlandais entêté et Angela Gennaro, la belle et fougueuse Italienne, sont mariés, quadragénaires et ils ont une petite fille. Ils tirent le diable par la queue : Patrick a un emploi temporaire dans une société de détectives et Angela a repris ses études en sociologie appliquée. Avec ce mode de vie pépère et étriqué ils ont parfois la nostalgie de la façon de vivre, plus dangereuse mais plus intense, qu’ils avaient auparavant. C’est à ce moment que ressurgissent des personnages liés à une ancienne histoire qui avait eu une fin douloureuse (roman Gone Baby Gone). Douze ans auparavant, une petite fille de 4 ans, Amanda, avait disparu et Patrick avait été chargé de la retrouver, ce qu’il avait fait. La fillette avait alors été retirée à un couple qui l’aimait et en prenait soin pour la rendre à une mère négligente et indigne. Cette affaire avait laissé un goût amer à Patrick et une culpabilité refoulée, d’autant plus que c’est un sujet de conflit avec Angela qui, elle, voulait faire un choix différent. Et voilà qu’une tante d’Amanda, vient trouver nos deux larrons pour leur annoncer que la maintenant adolescente s’est de nouveau volatilisée et qu’il faut la rechercher. Patrick, poussé par Angela, accepte d’enquêter sur cette nouvelle disparition.

Patrick Kenzie et Angela Gennaro sont les héros récurrents de Dennis Lehane. Ils sont apparus dans son premier livre Un dernier verre avant la guerre en 1994 et ils ont vieillis avec l’auteur et les lecteurs. Tout comme Harry Bosch pour Michael Connely et Kurt Wallander pour Henning Mankell. Dans cette histoire ils sont à la fois nostalgiques du passé et las d’être toujours confrontés à la noirceur du monde. Ils n’ont plus l’inconscience et la fougue de leur jeunesse contrairement à beaucoup d’autres héros de polar ou de cinéma qui ne vieillissent jamais et restent éternellement très performants. Ils sont donc humainement plus crédibles mais il se dégage un sentiment d’échec de leur vie et le rythme du roman s’en ressent. C’est probablement le dernier livre où parait le tandem Kenzie-Gennaro. On sent que l’auteur a envie de passer à autre chose.

L’écriture est sans fioritures et fluide avec des dialogues incisifs et réalistes. Le livre se lit facilement et avec plaisir. Le scénario tient parfaitement la route avec ce qu’il faut de tension et de surprises pour être un bon thriller.

C’est un bouquin dans lequel les héros sont fatigués et l’auteur un peu aussi semble-t-il. Ce n’est pas à mon avis un des meilleurs Lehane mais c’est quand même une lecture agréable, au dessus de la moyenne des publications de ce genre.

Ma note : 4 / 5