Nos valeurs sûres

Donna Leon

MD (nov 08)

Voir aussi mon compte rendu des derniers romans de Leon, Requiem pour une cité de verre, Le cantique des innocents et La petite fille de ses rêves (hélas pas représentatifs de l'oeuvre globale de la romancière).


En un coup d'oeil

  • Naissance: 1942
  • Nationalité: américaine
  • Premier roman publié: Mort à La Fenice (1992, traduit en 1997 chez Calmann-Lévy)
  • Personnage vedette: le commissaire Guido Brunetti
  • Lieux de prédilection pour ses intrigues: Venise
  • Genre(s) de prédilection: procédure policière
  • Romans traduits en français: les 15 premiers Brunetti sont traduits 3 ans après leur publication en anglais. Elle en écrit en moyenne un par année.
  • Meilleur(s) roman(s), selon nous: Mort à La Fenice (peut-être parce que ce fut mon premier)
  • Ordre de lecture à respecter: pas indispensable
  • Particularités d'édition: Plutôt que de traduire mot à mot, l'éditeur favorise une expression française équivalente, ce qui n'est pas une mauvaise idée, sauf dans un cas, qui donne au lecteur pressé une impression de déjà-vu : Acqua Alta devient Entre deux eaux, et A sea of troubles devient Mortes-Eaux. Évidemment, on est à Venise…

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À mon avis

Avant de publier son premier Brunetti à 50 ans, Donna Leon a poursuivi des études spécialisées à Sienne et Pérouse en 1965, servi de guide touristique à Rome, travaillé comme rédactrice à Londres, puis a surtout enseigné la littérature sur une base militaire américaine (OTAN) située à proximité du Palais des Doges à Venise, pendant environ 25 ans, expérience qui lui a servi pour peindre le personnage de l'épouse de Brunetti, la fougueuse Paola, toujours excédée par l'inculture et l'indifférence de ses élèves. Elle demeure toujours à Venise où se situe l'action de tous ses romans. Au cœur de Venise : la Questure où travaille le commissaire Guido Brunetti. Une Venise qu'elle affectionne, dont elle partage les beautés architecturales, les éclats romantiques, les odeurs épicées, mais aussi les quartiers interlopes, les eaux capricieuses, les personnages ambigus. Éprise de musique baroque, particulièrement de Mozart (chaque roman est précédé d'une citation d'un opéra de Mozart en exergue), ce n'est pas un hasard que la première enquête de Brunetti se passe à La Fenice, où un chef d'orchestre vient d'être assassiné. Elle nous introduit aussi dans le milieu des arts en général, de la finance, de la bureaucratie administrative (une de ses bêtes noires avec les sauveurs de la morale et de la religion), toujours avec un souci pour les marginaux, prostitué(e)s, sans abris, clandestins. Ses romans ne sont pas pour autant didactiques, mais elle s'y investit tête et cœur. La famille Brunetti ressemble à celle dans laquelle elle aurait aimé vivre : un havre de paix, où même les querelles domestiques finissent par rapprocher ses membres. C'est très rare que le souper de Brunetti soit interrompu par un crime. Holmes récupère avec la coke, Rébus avec le whisky, Wallander avec le ténor Jussi Björling; Brunetti a besoin de sa vie de famille : grimper l'escalier, embrasser Paola et les enfants, déboucher un pinot grigio, déguster lentement son repas, faire la vaisselle (tâche qu'il essaie de refiler à ses deux enfants Rafaelle et Chiara), finir la bouteille avec Paola sur le balcon en toute intimité, parcourir lentement l'œuvre d'un classique grec ou latin.

Donna Leon aussi aspire au calme : elle refuse que ses romans soient traduits en italien parce qu'elle craint d'être reconnue, alors qu'elle préfère qu'on la prenne pour n'importe qui. Elle déplore, contrairement à Rankin, que le Bureau touristique de Venise organise des Parcours Brunetti.

Nous n'avons donc pas affaire à des romans noirs. Les crimes sont plus mystérieux qu'affreux et, la plupart du temps, nous rencontrons les cadavres plutôt que les victimes. Même s'il arrive qu'un bon collègue ou ami de Brunetti se fasse tuer, et que les interventions musclées de son bras droit, le colosse Vianello, soient parfois nécessaires, la violence nous atteint plutôt indirectement, bien qu'on la sente toujours présente sous les sympathiques masques vénitiens. Nous retrouvons, cependant, les ingrédients habituels du polar : d'abord, une administration policière qui met souvent les bâtons dans les roues du commissaire; le procureur Patta, infatué, ambitieux et incompétent (pattinare en italien signifie patiner); son sous-fifre Scarpa (peut-être une allusion à l'antipathique Scarpia de Tosca, peut-être plus simplement le fait que scarpa signifie soulier), toujours à l'affût pour dénoncer autrui, spécialement Brunetti; et le système administratif lui-même qui oblige à passer par Rome pour aller à Vérone. Par contre, Brunetti peut compter sur quelques collègues comme Vianello (ses hommes aiment bien le commissaire qui se souvient du nom de presque chacun d'eux), et sur l'habile, mystérieuse et très jolie signorina Elettra, secrétaire de Patta qu'elle méprise, hacker impénitente, intelligente et débrouillarde, qui insuffle une deuxième vie à la série des Brunetti à partir du Prix de la chair. Puis, l'enquête comme telle : en un sens, à Venise comme à Québec, tout le monde connaît tout le monde, ce qui devrait faciliter les choses; cependant, l'envers du décor est moins apparent et moins glorieux, et c'est souvent là que les choses importantes se passent. Et la lutte contre de puissantes organisations n'est pas aisée : pas tellement la mafia que la Ligue de la moralité, l'Opera Pia (on se comprend!), les riches compagnies, les services spéciaux. Brunetti, en tant qu'ancien idéaliste des années 70, au moment où il a rencontré Paola à l'Université, et qui a perdu certaines illusions tout en conservant sa dignité, sait qu'il se heurte parfois à des parties trop fortes pour lui. En désespoir de cause, il lui arrive d'avoir recours à son beau-père, le riche comte Faller aux bras longs et aux affaires impénétrables même pour Paola, qui lui fournit parfois des tuyaux indispensables. S'il lui conseille de ne pas insister dans son enquête, Brunetti se fait une raison ou met sur pied un stratagème pas très catholique.

En un sens, il s'agit d'une sorte de polars moins angoissants que ceux de McDermid), moins noirs que ceux de Rankin ou de Connelly, moins hyperactifs que ceux de Le Roy. L'insistance sur la vie familiale rapproche Leon d'Anne Perry, mais les intrigues sont moins complexes chez Leon, et Brunetti se détend plus facilement que Pitt ou Monk. Donc, un peu plus légers peut-être, mais rien à voir avec Exbrayat. Dans quelques livres, pourtant, l'équilibre entre l'attachement aux principaux personnages et l'intérêt pour l'intrigue elle-même reste fragile.

Il m'a semblé que les enfants vieillissaient plus vite que leurs parents (apparence sans doute normale), mais Donna Leon ne tient pas à les faire vieillir davantage. C'est pourquoi il n'est pas indispensable que le lecteur respecte l'ordre chronologique de publication. Dans la même collection, elle a publié Sans Brunetti qu'il ne faut pas confondre avec un polar, même si cet ensemble d'articles, écrits de 1972 à 2006, se rapporte assez directement à l'univers brunettien : la musique, le mâle italien « qui fait le beau, le jour, auprès des femmes, et qui rentre chez lui, le soir, et fait la vaisselle » (cité de mémoire), Venise, bien sûr, et l'Amérique, l'humour qu'elle apprécie et dont Brunetti est doté : « Ce n'était pas un bon chef d'orchestre, d'accord, mais de là à le tuer… ».

La télévision allemande doit produire, à partir de cette année, au moins 16 Brunetti. Pour sa part, le lecteur francophone attend les trois prochaines traductions avec fébrilité car, même si Brunetti ne triomphe pas dans toutes ses enquêtes, du moins réussit-il sa vie. D'où ce sentiment de bien-être que distillent les livres de Donna Leon.

Dalla sua pace ! (Don Ottavio, in Don Giovanni)

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