Le club des polarophiles québécois

Le polar québécois: un survol

MD (mars 2009)


Quand nous avons envisagé la mise sur pied d'un site sur les romans policiers, en septembre dernier, Jacques Henry et moi avions prévu une petite place pour les polars québécois. En entreprenant des recherches systématiques, j'ai vite été, toutefois, submergé par l'abondance et surpris par la qualité de la production. Rien à comparer avec les publications anglo-saxonnes ni même françaises, sans doute, mais trop pour la bonne volonté d'un amateur à qui manquaient l'expérience et les outils élémentaires pour déterminer un bilan passable et tracer une carte d'orientation utile. Depuis six mois, les choses ont changé : en me familiarisant un peu avec le milieu, en ingurgitant livres et comptes rendus, en jasant avec quelques libraires et représentants d'éditeurs, je suis parvenu à déblayer le terrain, assez pour me frayer un chemin dans cette jungle méconnue. Et, comme sommeille probablement en chaque amateur de polars un redresseur de torts, je vais tenter de mettre à notre disposition quelques moyens pour pouvoir connaître et apprécier davantage nos produits du terroir.


Avancez en arrière!

Dans son minutieux travail historique sur Le roman policier en Amérique française, Norbert Spehner distingue cinq étapes;

1. Période archaïque (1837-1920).

Si on prend roman policier au sens très large de récit autour d'une enquête criminelle, le polar québécois naîtrait en 1837 avec les romans de deux auteurs qu'on connaît habituellement pour d'autres raisons : Philippe-Aubert de Gaspé (L'Influence d'un livre) et François-Réal Angers (Les Révélations du crime ou Cambray et ses complices). A recommander aux sociologues et historiens de la littérature. Puis, à la fin du siècle, dans le sillage des Mystères de Paris, Hector Berthelot publie Les Mystères de Montréal (1898).

2. Période Édouard Garand (1920-1940).

Édouard Garand est le principal éditeur de la littérature populaire qui connaît, à cette époque, un essor étonnant. Représentant 40% de la publication romanesque, dont une dizaine de polars, Garand tire à 10 000 (sic!) exemplaires par roman, alors qu'on se contente d'environ 400 aujourd'hui. Une bonne partie de l'influence anglo-saxonne date de cette période : en 1937, en effet, Garand publie la revue mensuelle Romans Détective (25 000 exemplaires/numéro) qui multiplie les traductions de romans anglais et américains.

3. L'Age des fascicules (1940-1960).

J'ai connu cette période glorieuse alors que, âgé de 11 ou 12 ans, avant les Bob Morane, et en même temps que les Signes de piste, j'achetais ma dose hebdomadaire d'IXE-13, l'as des espions canadiens, d'Albert Brien détective, de l'aventureux Domino noir et de Guy Verchères. Ce n'était pas vraiment de la littérature pour la jeunesse quoique, sous la suprématie idéologique de l'Église et de l'Union nationale, on ne pût pas s'attendre à des scènes audacieuses : combien semblait platonique l'amour de Gisèle Tuboeuf pour l'extraordinaire Jean Thibault. Peu importe : en 32 pages, nous étions transportés dans un univers d'espions (guerre oblige) ou de méchants garnements (conséquences de l'urbanisation et de l'industrialisation), ce qui nous préparait aux livres de poche des classiques américains traduits qui commençaient à envahir le marché : Hammett, Chandler, Queen, Stout, puis des Anglais Christie, Doyle... Coupés des importations françaises pendant la guerre, nous nous étions rapprochés de la culture américaine qui, d'ailleurs, s'exportait maintenant massivement même en Europe. Les fascicules ont exercé une influence considérable : seulement pour IXE-13, entre 1947 et 1966, il s'est publié 970 numéros. Ce n'était certes pas de la grande littérature, mais ça stimulait le goût de lire et ça ouvrait l'imaginaire à tout un nouveau monde.

4. Révolution tranquille, puis psychédélique (1960-1980).

Quand on regarde cette période à partir d'aujourd'hui, on a l'impression que c'est une période d'absorption et d'incubation : on se gorge de polars anglo-saxons et français facilement accessibles grâce au coût minime des livres de poche. Le feuilleton radiophonique de Maurice Gagnon (L'Inspecteur Tanguay) a du succès, de même que, de 64 à 69, le radioroman quotidien : Marie Tellier, avocate, avec l'extraordinaire Dyne Mousso. On lit, on écoute, mais on n'écrit pas beaucoup.

5. L'Envol (1980-aujourd'hui).

Fin des années 70, des maisons d'édition ambitieuses se constituent; bien sûr, le roman policier reste un parent pauvre, mais on va tâter prudemment le terrain. En 1982, le sérieux André Major constitue une anthologie d'une dizaine de nouvelles policières. Puis, Claude Jasmin entreprend une série de cinq polars mettant en vedette l'inspecteur Asselin (84 à 96). En France, Denoël publie Chrystine Brouillet et Monique La Rue, J'ai lu réédite L'Amour venin de Sophie Scallingher. Rien n'arrêtera plus notre prolifique et sympathique Chrystine Brouillet; déjà chroniqueur de polars à Nuit Blanche, elle publie Chère voisine en 82 (Les Quinze), crée l'inspectrice très québécoise Maud Graham en 87 (Le Poison dans l'eau, Denoël/Lacombe) et produit presque un polar par année depuis ses premiers méfaits, sans compter ses écrits pour les jeunes et ses incursions dans le monde gastronomique. Pour moi, au début des années 90, le polar québécois c'était elle : une thématique horrible servie par une écriture décontractée. Et pourtant, c'est aussi en 87 que le vent commence à tourner : mine de rien, dans une maison d'édition peu connue, Le Préambule, à Longueuil, Jean-Jacques Pelletier publie un premier roman qui marque une rupture : L'Homme trafiqué. Si Brouillet répand le charme de la singularité québécoise (la ville d'abord, bien sûr, mais aussi la province), Pelletier nous plonge dans l'universel à travers pourtant la singularité indéniable de ses personnages, comme le fait Michel Tremblay à sa façon et selon ses propres thématiques; non pas tellement parce que l'intrigue a une dimension internationale; mais parce que, tout en développant avec précision et pertinence une histoire qui nous bouscule sans répit, il a le don de construire chaque détail apparemment le plus anodin comme une pièce significative d'un puzzle qui, une fois achevé, révèle rétroactivement son sens caché. A partir de là, son oeuvre personnelle atteindra une qualité et une ampleur inédites, et le monde du polar québécois verra pointer plusieurs grandes étoiles, celles justement dont je vais parler plus loin. A partir de l'an 2000, on publie de 40 à 50 polars québécois par année, dont plusieurs sont excellents.


Quelques ressources utiles

D'abord, il existe deux livres de Norbert Spehner absolument indispensables pour un chroniqueur ou un amateur distingué de polars québécois : Scènes de crimes et Le Roman policier en Amérique française. Avec un cœur léger et quelques dents dures, cet homme infatigable déploie depuis plus de vingt ans une énergie diabolique pour réfléchir sur le fantastique, la science-fiction, le roman d'espionnage, le roman policier, et pour partager ses informations sous forme de guide de lecture analytique stimulant et intelligent (sans parler de ses bulletins bibliographiques, les Marginalia).

Puis, la revue trimestrielle Alibis, fondée en 2001 par Stanley Péan, Jean Pettigrew, Jean-Jacques Pelletier et Norbert Spehner, unique en son genre, publie des nouvelles policières, des analyses thématiques et des commentaires critiques sur les dernières parutions, de quoi maintenir à vif notre intérêt. Les revues Voir, Spirale, Lettres québécoises, Nuit blanche, L'actualité y mettent aussi leur grain de sel. Les grands journaux de Montréal (La Presse, Le Devoir), de Québec (Le Soleil), de Sherbrooke (La Tribune), d'Ottawa (Le Droit) et de Trois-Rivières (Le Nouvelliste), entre autres, consacrent de temps en temps, un certain espace pour le commentaire d'un polar.

Les bibliothèques publiques regorgent de romans policiers qu'on aurait bien du mal à découvrir ailleurs : l'été dernier, j'ai trouvé à la Bibliothèque de La Minerve des auteurs depuis longtemps disparus des librairies de Montréal.

Sur le net, Nos signets policiers préférés ont de quoi orienter l'amateur de polars en général, mais le polar québécois reste méconnu à l'étranger sauf dans quelques cas exceptionnels. Signalons, à cet effet, un site francophone étonnant qui fait la part belle aux auteurs québécois, mais qui est beaucoup plus que cela, un lieu de rencontres dynamique, et une mine d'informations bio-bibliographiques. Plusieurs de nos auteurs ont aussi un site personnel. Je soupçonne, enfin, à côté de l'inestimable Filière québécoise bio-bibliographique de la revue Alibis, l'existence de quelques blogues québécois pertinents, et j'invite les artisans-pionniers à nous les faire connaître.


Les maisons d'édition

Elles constituent une autre source d'informations; au moins, une sorte de résumé des romans de leurs protégés, la quatrième de couverture. Dans bien des cas, l'éditeur regroupe les polars dans une petite collection qui ne représente qu'une infime partie de son volume de ventes. Ce n'est cependant pas toujours facile de s'y retrouver. A certains moments, les maisons d'édition se multiplient comme des champignons. À d'autres, elles meurent ou se font absorber. Les auteurs publient où ils peuvent et déménagent souvent.

Points de repère (éditeurs) :

1. Alire
Créée en 1996 par Jean Pettigrew, Louise Alain et Lorraine Bourassa, cette dynamique entreprise est consacrée aux romans policiers, aux récits fantastiques et de science-fiction. Elle compte un grand nombre d'auteurs de talent : Jean-Jacques Pelletier, Patrick Senécal, Maxime Houde, Michel Jobin, Robert Malacci, Lionel Noël, Jacques Côté...

2. La Courte Échelle
On a l'impression que depuis 30 ans c'est une maison pour enfants et adolescents. En 1995, cependant, elle a ouvert une collection adulte, et des auteurs de qualité y ont trouvé refuge : Chrystine Brouillet, Hélène Desjardins, Jean Lemieux, André Marois, Sylvain Meunier...

3. Empire Québécor
Depuis 1975-76, trois divisions ont fait oeuvre de pionniers : Stanké, qui a eu le mérite de publier un Camille Bouchard (qui se retrouve maintenant à La Veuve noire); puis, VLB, avec Jacques Bissonnette et Benoît Dutrizac (passés respectivement à Alire et à Libre Expression); et surtout
Libre Expression qui, en plus de Bissonnette et Dutrizac, a enrôlé Pauline Vincent, Mario Bolduc, François Barcelo, Luc Bertrand...

4. Québec-Amérique
Une maison de haute réputation depuis 35 ans. Dès 1981, les éclaireurs ont dépisté Pierre Billon et Michel Brodeur; plus tard, un Dutrizac et un Stanley Péan; plus récemment, Robert Malacci (passé à Alire), André Jacques, Sylvain Meunier, Maryse Rouy et Fabien Ménar...

5. La Veuve noire
Fondée à Longueuil en 2003, la Veuve noire a attiré dans sa toile des proies de premier choix : Luc Baranger, Laurent Chabin, Camille Bouchard, François Canniccioni...

6. JCL
Depuis 1977, au Saguenay, le travail de cette maison d'édition lui a valu une bonne réputation qui attire, en les rassurant d'avance, beaucoup de bons écrivains de Laurent Laplante à Benoît Bouthillette : Michel Bergeron, Roger Delisle, Gérard Galarneau, François Guérin, Carol Néron...

7. Triptyque
Triptyque apparaît en même temps que la Revue Moebius en 1977. Elle a mis la main sur quelques écrivains dignes de mention depuis la fin des années 90 : Claude Forand, François Harvey, Paule Turgeon, Nando Michaud...

8. Coups de tête
Michel Vézina conçoit, en 2007, ce créneau original et inégal pour des romans courts et percutants. S'y côtoient des auteurs qui ont publié des romans plus consistants ailleurs : Laurent Chabin, Frédérick Durand, Alain Ulysse Tremblay...

9. Vents d'Ouest
Important lieu de rencontre de la région de Gatineau depuis 1993, Vents d'Ouest a rassemblé dans la collection Azimuts (romans) quelques auteurs de polars de choix, dont deux prix Arthur-Ellis et un Saint-Pacôme : Jean-Pierre Charland, Ann Lamontagne (Arthur-Ellis 2005), Anne-Michèle Lévesque (Arthur-Ellis 2002), Gilles Massicotte, Frédérick Durand, Sylvain Meunier (Saint-Pacôme 2008)...

Nos cousins français publient parfois quelques romanciers québécois : Denoël (Chrystine Brouillet et Monique La Rue), Gallimard (François Barcelo et Luc Baranger), Le Masque (Danielle Charest), Flammarion (Bernard Claveau), Le Seuil (Jacques Godbout), Baleine (Michel Dolbec), Du Rocher (Sophie Scallingher)...


Les prix littéraires

1) Prix Saint-Pacôme du roman policier

Ce prix est attribué chaque année par la Société du roman policier de Saint-Pacôme pour récompenser le meilleur roman policier québécois; il est accompagné d'un montant de 3 000$.

Lauréats
2002 Laurent Laplante Des clés en trop, un doigt en moins (L'Instant même)
2003 Maryse Rouy Au nom de Compostelle (Québec-Amérique)
2004 Jean-Jacques Pelletier Le Bien des autres (Alire)
2005 Benoît Bouthillette La Trace de l'escargot (JCL)
2006 Jacques Côté La Rive noire (Alire)
2007 Patrick Senécal Le Vide (Alire)
2008 Sylvain Meunier L'Homme qui détestait le golf (La Courte échelle)

2) Prix Arthur-Ellis

La Crime Writers of Canada est une association importante; le prix qu'elle décerne est aussi prestigieux que le Prix Edgar américain et le Grand Prix du mystère français. Depuis 2000, elle a créé un volet francophone qui honore le meilleur roman policier de langue française de l'année (ou exceptionnellement : le meilleur livre consacrée à la littérature policière).

Lauréats
2000 Lionel Noël Louna (De Beaumont)
2001 Norbert Spehner Le roman policier en Amérique française (Qué-Amér)
2002 Anne-Michèle Lévesque Fleur invitait au troisième (Vents d'Ouest)
2003 Jacques Côté Le rouge idéal (Alire)
2004 Jean Lemieux On finit toujours par payer (La Courte échelle)
2005 Ann Lamontagne Les douze pierres (Vents d'Ouest)
2006 Gérard Galarneau Motel Riviera (JCL)
2007 Non attribué
2008 Mario Bolduc Tsiganes (Libre Expression)

Suite: mes recommandations


Michel Dufour